Le regard du droit international sur la notion de justice sociale : état des lieux

« Attendu qu’une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale.1 »

Voilà comment débute le préambule de la Constitution de l’Organisation internationale du Travail établit en 1919, à une époque qui suit la révolution industrielle où l’être humain était au service du progrès technique. Au lendemain la Seconde Guerre Mondiale, l’Organisation des Nations Unies viendra défendre l’importance de la justice sociale afin de veiller à l’établissement et au maintien de la paix et de la sécurité au sein de la communauté internationale. Ban Ki-Moon, précédent Secrétaire Général des Nations Unies, dira que cette notion constitue « le fondement de la stabilité nationale et de la prospérité mondiale », alors que l’ancien Directeur général de l’Organisation internationale du Travail, Juan Somavía, a plaidé pour l’instauration « d’une nouvelle ère de justice sociale fondée sur le travail décent ». Mais comment le droit international a-t-il mis en œuvre cette notion ?

L’Organisation internationale du Travail (OIT) est certainement l’organisme onusien ayant le plus promu et défendu la valeur de justice sociale. Au travers de sa Constitution, elle en fait un de ses objectifs fondateurs qui vise l’égalité des droits pour tous les peuples ainsi que la nécessité du progrès social et du développement économique au service de l’humanité. En 2008, en vue de palier aux dérives du capitalisme ultra-libéral, exacerbés par la crise des subprimes, celle-ci adopte la Déclaration de l’Organisation internationale du Travail sur la justice sociale pour une mondialisation équitable2. Cette Déclaration succède à plusieurs conventions formant le socle du droit international social, qui ont toutes intégré ce principe pilier afin d’élaborer des règles nouvelles, telles que l’interdiction du travail forcé, celle du travail des enfants, l’élimination de toute discrimination en matière d’emploi ou encore le droit de négociation collective. Ainsi, depuis ses origines, l’OIT a su cerner les problèmes et défis qu’allait faire émerger la mondialisation.

C’est d’ailleurs au travers de cette Déclaration que l’OIT constate deux impacts de la mondialisation sur le milieu de travail. L’un positif, puisque qu’elle permet de favoriser la création d’emplois et le progrès économique sur les pays dits en voie de développement, tout en permettant l’innovation et la circulation des idées. L’autre, plus contrasté, constate que la mondialisation a confronté les pays à des défis majeurs notamment quant à l’inégalité des revenus, à une stagnation des niveaux de chômage et de pauvreté, à l’augmentation du travail précaire et à leur vulnérabilité aux chocs économiques extérieurs. La mondialisation est arrivée à un point tel qu’elle a affaibli, et ce, au sein même des pays développés, les systèmes de protection sociale pourtant bien ancrés pour certains. En effet, elle a notamment engendré une augmentation du risque de perte d’emploi sans préavis, celle de l’intérim parfois longue durée ou encore de la lourdeur des formations pour obtenir un emploi.

Face à ces impacts, les directives de la Déclaration s’articulent autour de quatre grandes directives:

  • la promotion du dialogue social et du tripartisme, réunissant à la table des discussions les gouvernements, les représentants des employeurs et ceux des employé.e.s ;
  • le développement de l’emploi créant un environnement économiquement et socialement stable ;
  • l’établissement et le renforcement d’une protection sociale des travailleurs.euses ;
  • le respect et la mise en œuvre des principes et droits fondamentaux au travail, telles que la négociation collective ou encore la liberté syndicale.

L’OIT s’est aussi dotée de moyens de contrôle et de sanctions, permettant le respect de ses directives et principes en matière de justice sociale par les États signataires. Ces derniers ont l’obligation de produire des rapports périodiques, détaillant les mesures et règlementations prisent afin d’intégrer à leur politique sociale les règles des conventions qu’ils ont ratifiés. Afin de contrebalancer l’éventuelle partialité de ces rapports, les organisations syndicales et patronales ont la possibilité de présenter leurs observations auprès de l’OIT. De plus, l’OIT a établi en 1926 la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, qui émet des observations et des demandes directes aux gouvernements. Cette Commission spécialisée a pour but d’accompagner les États dans la mise en œuvre de ses règles, mais constitue aussi un organisme de pression dans la mise en œuvre de leur application. Enfin, et non des moindres, il existe un mécanisme de plainte à l’OIT en cas de violation d’une convention par un État signataire. Cette plainte, initiée par un autre État membre, des délégués gouvernementaux, syndicaux ou patronaux ou encore par le Conseil d’administration de l’OIT, peut aboutir à une commission d’enquête qui pourra prononcer des recommandations, voir des sanctions. Ces dernières peuvent être rendues publiques afin d’accentuer la pression sur le gouvernement en défaut, contribuant ainsi à favoriser le respect des conventions de l’OIT.

Cependant, il est aisé de concevoir que, sans être un spécialiste du droit international, les idées et principes portés par l’OIT en son sein sont loin de correspondre à ceux portés par une autre grande entité intergouvernementale : l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). En effet, l’OMC vient contredire en tout point les principes de justice sociale qui semblent incompatibles avec les notions que sont l’ultra libéralisme et le libre-échange. L’OIT a donc un travail sans répit en vue d’amener les États à concilier leurs objectifs de progrès économique et de protection sociale. Malheureusement, ceux-ci ont tendance à privilégier le premier au détriment du second, alors que le progrès ne pourrait être viable sans le concilier justement avec le principe de justice sociale.

En effet, pour ne citer que des exemples récents, comment parler de justice sociale et constater ce qui se passe pour la communauté ouïgoure dans la région de Xinjiang ? Comment envisager la pérennité d’une telle situation, alors que les conventions relatives à l’interdiction du travail forcé vont entrer en vigueur en Chine en 2023 ? Comment promouvoir une justice sociale dans un monde qui s’apprête à suivre la plus grande compétition sportive dès le 20 novembre 2022, qui aura lieu grâce au travail forcé de migrants en situation précaire, dont beaucoup l’ont payé au prix de leur vie ? Comment conclure que ces situations permettent aux peuples de profiter favorablement et de façon pérenne du progrès économique, comme l’entend la justice sociale ?

On comprend alors que la mondialisation, telle que débridée actuellement, ne peut qu’engendrer des situations sociales précaires – voire catastrophiques – notamment pour les pays encore en voie de développement. Mais pas seulement. On se rend compte que des pays développés, ou en bonne voie de l’être, voient leurs systèmes de protection sociale être amoindris par la constante recherche de progrès industriels et numériques de même que l’appât du progrès économique. La préservation du droit international social et de ses règles devient alors un combat dans un monde qui a relayé l’humain au second plan, au profit du matériel.

Rendez-vous le 20 février prochain pour la journée mondiale de la justice sociale…

  1. Préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail de 1919
  2. Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable de 2008