Les jugements 2.0

Depuis le début de la pandémie, diverses mesures ont été mises en place pour remédier aux conséquences de l’état d’urgence et ont permis de favoriser la modernisation du système judiciaire et l’accès à la justice. Parmi celles-ci, pensons aux audiences virtuelles ou à la possibilité de signifier un acte de procédure par un moyen technologique plutôt que par un huissier1. Également, la Cour du Québec, la Cour supérieure2 et la Cour d’appel3 ont instauré des greffes numériques permettant le dépôt électronique des actes de procédure et autres documents.

Encore plus récemment, le ministère de la Justice a annoncé le lancement de la première phase de son projet Lexius dans le but de rendre la justice plus accessible aux citoyens, notamment en dématérialisant le dossier judiciaire et en permettant la gestion des audiences virtuelles4.

Cependant, plusieurs questions portant sur la dématérialisation du dossier judiciaire demeurent : est-ce qu’il serait possible de rendre un jugement sur support électronique ? Si oui, pourrait-il être considéré comme un acte authentique? Dans ce cas, est-ce que les outils mis à la disposition des tribunaux permettraient d’assurer l’archivage et la conservation à long terme de tels jugements?

C’est ici qu’intervient la redoutée Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, RLRQ, c. C-1.1 (ci-après la « LCCJTI »). La force de cette loi réside dans ses principes fondateurs, soit l’équivalence fonctionnelle des supports et la neutralité technologique. Selon le principe de la neutralité technologique, un document, peu importe qu’il s’appuie sur un papier ou sur un support technologique, a la même valeur juridique, à condition que la loi n’exige pas l’emploi exclusif d’un support ou d’une technologie spécifique et que le document respecte les mêmes règles de droit5. Selon le principe de l’équivalence fonctionnelle, des documents sur supports différents peuvent remplir la même fonction. Ces principes s’appliquent notamment à l’acte authentique. Par exemple, certains actes authentiques sont entièrement réalisés sur support technologique, comme les procès-verbaux de bornage6. On peut donc conclure que si le législateur avait voulu proscrire les jugements technologiques en tant qu’acte authentique, il l’aurait fait expressément, comme c’est le cas avec les actes notariés qui nécessitaient le support papier. Cependant, il faut se rappeler qu’en mars 2020, les notaires ont été autorisés à clore un acte notarié en minute sur un support technologique7.

Ensuite, le jugement technologique devrait permettre d’offrir les garanties minimales d’authenticité et d’intégrité exigées par la loi8. Il pourrait, par exemple, être signé électroniquement grâce à un logiciel de signature électronique fiable et une telle signature devrait être apposée sur le jugement sur support technologique9. De plus, la notification et la transmission de l’avis et du jugement aux parties et à leur avocat, par courriel, ne posent pas de problème, puisqu’elles sont déjà prévues par les articles 133, 134 et 335 du Code de procédure civile. Enfin, il faudra déterminer quel document pourrait être considéré comme l’original.

Il faudrait également réfléchir à l’endroit où le jugement signé électroniquement pourrait être sauvegardé. La conservation des jugements sur support électronique devrait rencontrer les exigences prévues aux articles 19 et suivants de la LCCJTI qui exigent notamment le maintien de l’intégrité du document et la disponibilité du matériel permettant d’y accéder. Il faudrait également vérifier si l’hébergement des données relatives aux jugements et aux dossiers des parties est conforme aux exigences de conservation prévues à la LCCJTI10.

En terminant, n’oublions pas que le Code de procédure civile favorise l’utilisation des nouvelles technologies, en prévoyant qu’« il y a lieu de privilégier l’utilisation de tout moyen technologique approprié qui est disponible tant pour les parties que pour le tribunal en tenant compte, pour ce dernier, de l’environnement technologique qui soutient l’activité des tribunaux »11.

Bref, la législation en vigueur au Québec permet l’existence des actes authentiques publics sur support technologique, tels que les jugements, et le système judiciaire actuel possède tous les outils législatifs lui permettant de mettre en place un réel greffe numérique qui pourrait être bénéfique en termes de coûts, de délais et d’efficacité pour le système judiciaire et les citoyens.

LECTURES SUPPLÉMENTAIRES

  1. Arrêté n° 4267 de la juge en chef du Québec et de la ministre de la Justice du 27 mars 2020 concernant la notification d’un document par un moyen technologique pendant la période de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020.
  2. Gouvernement du Québec, « Greffe numérique judiciaire du Québec, en ligne : <https://www.quebec.ca/justice-et-etat-civil/systeme-judiciaire/processus-judiciaire/greffenumerique/>.
  3. Cour d’appel du Québec, « Le Greffe numérique de la Cour d’appel ». en ligne : <https://courdappelduquebec.ca/greffe-numerique/>.
  4. Pour plus de détails, voir : Gouvernement du Québec, « Lancement de la phase 1 du programme Lexius – Une avancée majeure pour la transformation de la justice », en ligne : <https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/lancement-de-la-phase-1-du-programme-lexius-une-avancee-majeure-pour-la-transformation-de-la-justice-36113>.
  5. Art. 2, 5 et 29 LCCJTI.
  6. Art. 2814 al. 7 C.c.Q.
  7. Arrêté numéro 2020-010 de la ministre de la Santé et des Services sociaux en date du 27 mars 2020 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19. Cette mesure a été prolongée jusqu’au 31 août 2022 par l’Arrêté numéro 2021-4556 du ministre de la Justice en date du 20 août 2021.
  8. Art. 2813, 2837 et 2838 C.c.Q et art. 334 C.p.c.
  9. 2827 C.c.Q. et art. 39 LCCJTI. Par exemple, le Règlement sur la signature officielle numérique du notaire, RLRQ, c. N-3, r. 13.1, définit quel procédé électronique peut constituer la signature numérique officielle du notaire.
  10. Notamment à l’article 26 LCCJTI.
  11. Art. 26 C.p.c.