Le droit à l’avortement au Canada : réflexions de l’Honorable Nicole Duval-Hesler

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Nicole Duval-Hesler

Me Farah Nantel s’est entretenue avec l’Honorable Nicole Duval-Hesler, ancienne juge en chef de la Cour d’appel du Québec et lui cède la parole concernant le droit à l’avortement, un sujet particulièrement d’actualité en raison de la récente décision Dobbs v Jackson Women’s Health Organization aux États-Unis.

1. LA SITUATION ACTUELLE
Depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Morgentaler en 1988 (une de trois décisions concernant le Dr. Morgentaler, la première en 1976, la dernière en 1993), décision qui a invalidé l’ancien article 251 C.cr. parce que contraire au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte constitutionnelle, l’avortement ne fait l’objet d’aucun encadrement législatif au Canada, bien que les règles de responsabilité et de déontologie médicales lui soient évidemment applicables.

Dans la décision Tremblay c. Daigle (1989), la détermination du statut juridique du fœtus était en cause. Le couple avait cohabité pendant 5 mois avant de se séparer. Alors enceinte de 18 semaines, Mme Daigle décida de mettre fin à sa grossesse. Le père obtient une injonction en Cour supérieure pour l’en empêcher. Le juge de première instance était d’opinion que le fœtus est un être humain en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et détenait dès lors un droit à la vie selon l’article 1. Une majorité de la Cour d’appel du Québec se rangea à cette opinion mais la Cour suprême la renversa à l’unanimité.

Le droit demeure inchangé depuis au Canada.

Voici cependant que l’affaire Dobbs, aux États-Unis, vient susciter de nouvelles réactions.

Sous la plume du juge Alito, la majorité tranche que la constitution américaine ne confère pas un droit exprès à l’avortement. Ce qui est exact, tout comme cette constitution ne confère pas de droit au mariage entre les personnes du même sexe et bien d’autres droits qui sont pourtant aujourd’hui reconnus dans les démocraties modernes. De fait, la décision de la Cour suprême est une manifestation assez extrême de la théorie de l’originalisme (par opposition à celle du living tree). En plus, le juge Alito énonce que le droit à l’avortement se distingue des autres droits qui protègent la vie privée, mais sans vraiment expliquer pourquoi. Il est également peu loquace sur les concepts d’égalité, de droit à l’intégrité de la personne, de liberté de reproduction (ni d’aucune autre liberté), ainsi que sur le principe du stare decisis, se bornant à nous apprendre, en termes assez lapidaires, que l’arrêt dans Roe v. Wade a été très mal décidé. J’arrête là mon propos et vous laisse parvenir à votre propre conclusion, la composition actuelle de la Cour suprême américaine prêtant à controverse.

2. LES POUVOIRS DES PROVINCES EN LA MATIÈRE
La Cour suprême ayant décidé dans Morgentaler que d’interdire l’avortement tient du droit criminel, de compétence fédérale, les provinces pourraient tenter de limiter le nombre de cliniques d’avortement ou de soustraire les avortements du système de santé publique, mais avec peu de chance de succès puisque c’est justement une tentative de la Nouvelle Écosse de restreindre l’avortement à certains hôpitaux pour le rendre permissible et gratuit qui a au départ provoqué l’arrêt Morgentaler de 1988.

Quant à une modification du statut juridique du fœtus, la Cour suprême énonce dans Tremblay c. Daigle que le fait que le Code civil du Québec reconnaisse certains droits au fœtus ne lui accorde pas implicitement le statut d’être humain. Il s’agit simplement d’une condition suspensive à de futurs droits patrimoniaux s’il naît vivant et viable. Cette fiction juridique vise uniquement à protéger son intérêt à l’avenir et ne saurait lui conférer la personnalité juridique. La Cour suprême souligne du reste qu’en droit commun également, le fœtus doit naître vivant pour jouir de droits. Elle précise que ni la Charte québécoise, ni la Charte canadienne ne soutiennent la prétention de Tremblay. L’intérêt du père dans le fœtus qu’il a contribué à créer ne lui donne pas le droit de s’opposer aux décisions de la femme relativement à sa santé et au fœtus dont elle seule est porteuse. En l’absence d’une base légale, les arguments du père ne peuvent être retenus.

Certaines provinces ont effectivement tenté de contrôler l’avortement par le truchement de lois ou règlements en matière de santé. Cependant, si la preuve indique que le but recherché est ce contrôle ou la répression d’un acte tenu pour indésirable plutôt qu’un exercice valide de compétence provinciale, la disposition provinciale sera déclarée inconstitutionnelle pour empiètement sur les pouvoirs fédéraux en matière criminelle et pénale. Comme déjà mentionné, des dispositions provinciales visant à limiter ou éliminer le financement public des avortements ont connu le même sort. Par contre, une loi intitulée Access to Abortion Services Act adoptée en 1995 en Colombie-Britannique a été jugée valide parce que son objectif était d’assurer l’accès à l’avortement comme soin de santé. Il faut préciser que plusieurs cliniques d’avortement avaient fait l’objet de protestations abusives et qu’un médecin avait été grièvement blessé par balle.

Vu ce qui précède et les sondages qui indiquent qu’une majorité de Canadien.ne.s pensent qu’il n’y a pas lieu de restreindre l’accès à l’avortement, la possibilité qu’une province s’aventure à nouveau à légiférer en la matière paraît lointaine.

3. LES POSSIBILITÉS DE FAIRE REVIVRE LE DÉBAT
Quelles sont les possibilités que le débat sur l’avortement soit réouvert par une modification législative fédérale, soit une loi spéciale, soit de nouvelles dispositions dans le Code criminel?

En 1990, un projet de loi criminalisant à nouveau l’avortement fut adopté aux Communes mais défait au Sénat. Le projet proposait de rendre les médecins, plutôt que les femmes enceintes, passibles d’une sanction criminelle, sauf en cas de menace à la vie ou à la santé de la patiente. Entre autres contestataires, l’Association médicale canadienne s’est opposé à ce projet, estimant qu’il ouvrait la voie au harcèlement juridique de la profession médicale par des groupes ou des individus pro-vie.

Faits intéressants à noter, les ministres avaient été contraint.e.s de voter en faveur du projet de loi, mais non les autres membres des Communes, pour lesquels le vote était libre. Le projet fut adopté à 140 voix contre 131. Au Sénat, il y eut un partage égal des voix, ce qui entraîna la défaite du projet. Le premier ministre d’alors annonça que plus jamais il ne tenterait de recriminaliser l’avortement.

Depuis 1990, le droit à l’avortement a gagné des adeptes plutôt que d’en perdre, selon les sondages.

Il paraît assez douteux que le débat soit rouvert au Canada mais sait-on jamais. Il faut toujours se méfier des mouvements de ressac. Il reste que ce qui se passe aux États-Unis en ce moment a mobilisé les Américaines à participer davantage au scrutin électoral. Il sera intéressant d’examiner les résultats des Mid-term elections.

4. LA POSSIBILITÉ DE CRISTALLISER LE DROIT EN MATIÈRE D’AVORTEMENT
Aux États-Unis, les autorités fédérales songent à la possibilité de constitutionnaliser le droit à l’avortement. Indépendamment des chances de succès d’une telle initiative dans l’actuel contexte politique américain, il est légitime de se demander si elle aurait du succès au Canada.

On ne parle plus vraiment de droit à cette étape, mais bien d’opportunité politique. Or je me dis qu’en ce moment, l’accès à l’avortement existe, le débat ne fait plus rage, pourquoi réveiller les passions? La réalité est que nous vivons sans loi sur l’avortement depuis les années 1990 et que cela ne dérange que les fervent.e.s anti-choix. Il existe déjà de nombreuses sources de dissension dans nos sociétés modernes. Je me demande s’il est opportun d’en susciter d’autres. Peu auraient cru, avant Dobbs, que Roe v. Wade serait renversé. Il est douteux que ce résultat aurait pu être atteint sans une polarisation intense des points de vue politiques, d’où le danger de remettre un tel débat à l’ordre du jour alors que la règle du stare decisis protège les acquis jurisprudentiels partout au Canada.