La clause dérogatoire, 40 ans plus tard

Au lendemain de l’adoption de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français1 (« Loi 96 »), la clause dérogatoire fait régulièrement écho dans les médias. Également appelée la « clause nonobstant », l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés permet, à certaines conditions, à une loi de s’appliquer malgré le fait qu’elle porte atteinte à certains droits et libertés fondamentaux. Controversée depuis son adoption, sa pertinence et sa portée sont la source de nombreux débats. Dans cet article, nous vous proposons un retour sur ses origines ainsi qu’un survol de son application et ses enjeux au cours des dernières années2.

LE RÉSULTAT D’UN COMPROMIS POLITIQUE
L’édiction de la clause dérogatoire remonte à 1982. Elle est souvent décrite comme l’un des éléments déterminants de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte ») et, plus largement, de la Loi constitutionnelle de 19823. Certains vont même jusqu’à dire que sans l’article 33, la Loi constitutionnelle de 1982 n’aurait jamais vu le jour4. C’est que l’article 33 constitue, avant tout, le fruit d’un compromis politique entre le gouvernement fédéral et certaines provinces lors des négociations relatives au rapatriement de la Constitution canadienne.

En effet, dans l’année précédant l’adoption de la Charte, la Cour suprême statuait qu’en vertu d’une convention constitutionnelle, le rapatriement de la Constitution nécessitait l’accord d’une majorité substantielle des provinces5. À l’époque, plusieurs provinces, y compris le Québec, s’opposaient au projet de rapatriement proposé par le gouvernement fédéral, lequel prévoyait, entre autres, l’adoption d’une Charte des droits. Les provinces réticentes craignaient, notamment, qu’une telle Charte ait pour effet de conférer un pouvoir démesuré aux tribunaux, au détriment de la souveraineté parlementaire6.

Dans l’optique d’obtenir la majorité requise pour satisfaire les conditions prévues par la convention constitutionnelle, le gouvernement fédéral offrira alors de faire plusieurs concessions, dont l’adoption d’une disposition de dérogation qui permettrait aux législateurs provinciaux de préserver leur souveraineté. Il en résulte que la quasi-unanimité des gouvernements provinciaux, initialement opposés au rapatriement, adhèreront finalement à l’adoption de la Charte ainsi amendée le 5 novembre 1981. Le Québec, quant à lui, sera la seule province à être écartée du processus. La nuit du 5 novembre 1981 est d’ailleurs souvent appelée la « nuit des longs couteaux » pour cette raison.

LES CONDITIONS D’APPLICATION DE LA CLAUSE DÉROGATOIREPOLITIQUE
L’article 33 de la Charte confère certes un pouvoir important aux législateurs fédéral et provinciaux, mais pour y avoir recours, plusieurs conditions doivent être respectées.

Tout d’abord, seuls les droits et libertés prévus aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte peuvent faire l’objet d’une dérogation7. On pense, par exemple, à la liberté d’expression8, à la liberté de conscience et de religion9, et, bien que ça puisse surprendre, au droit à la vie10. Autrement dit, une dérogation qui viserait un droit ou une liberté prévue à un autre article que ceux-ci serait invalide. Par exemple, l’Assemblée nationale ne pourrait pas adopter une loi qui dérogerait au droit de vote11. Il en est de même pour les droits linguistiques des minorités provinciales de langue officielle12.

Par ailleurs, la dérogation doit être visée par une disposition expresse dans la loi13. Cela signifie que le législateur qui a l’intention de déroger à l’application de certaines dispositions de la Charte doit explicitement l’indiquer. Il est généralement admis qu’une dérogation est suffisamment explicite si elle précise le numéro de la disposition de la Charte dont l’application sera écartée14.

Une fois ces conditions remplies, la dérogation vaudra pour un maximum de cinq ans, ce délai pouvant être plus court si le législateur le précise15. La dérogation peut toutefois être renouvelée à l’expiration de ce délai16, et la Charte ne prévoit aucune limite quant au nombre de renouvellements possibles.

Il est également pertinent de souligner que ces conditions sont purement formelles. Comme l’a souligné la Cour suprême en 1988 dans le célèbre arrêt Ford c. Québec, une fois qu’elles sont respectées, les tribunaux ne peuvent pas se prononcer sur le bienfondé du recours à la clause17.

Ces conditions d’application de la clause dérogatoire, son contexte d’adoption et la manière dont elle a été mise en œuvre depuis 1982 feront d’elle l’une des dispositions les plus controversées de notre corpus constitutionnel.

SON UTILISATION CONTEMPORAINE :
LA LOI 21 ET LA LOI 96
Même si le Québec n’a jamais formellement adhéré à la Loi constitutionnelle de 1982, il est paradoxalement la province qui a invoqué la clause dérogatoire le plus souvent.

D’abord en 1982, l’Assemblée nationale a adopté la Loi concernant la Loi constitutionnelle de 198218 qui visait précisément à intégrer une disposition de dérogation dans toutes les lois provinciales en vigueur à l’époque.

Plus récemment, en 2019, la Loi sur la laïcité de l’État19 (« Loi 21 ») fut adoptée. Cette loi interdit à certaines personnes en position d’autorité de porter des signes religieux dans le cadre de leurs fonctions. Elle dispose notamment qu’elle s’applique indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne20. Cette loi ne peut donc pas être contestée sur le fondement d’une atteinte à la liberté de religion ou à la liberté d’expression.

Poursuivant sur cette lancée, l’Assemblée a ensuite adopté la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français21 (« Loi 96 ») en mai 2022. Pour sa part, la Loi 96 est venue réformer la Charte de la langue française, dans l’objectif de renforcer le statut du français au Québec. Dans cette perspective, elle apporte des changements majeurs au niveau des règles applicables quant à l’utilisation du français dans plusieurs domaines, dont le travail, l’affichage public et la publicité commerciale, les communications avec l’Administration, et la procédure judiciaire. Plus encore, la Loi 96 ajoute une disposition à la Loi constitutionnelle de 1867 qui dispose que le français est la seule langue officielle du Québec. Tout comme la Loi 21, elle contient une disposition qui prévoit son application, nonobstant les articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne22.

Malgré l’utilisation du pouvoir dérogatoire, ces deux lois n’ont pas été à l’abri de recours sur le fondement de droits non visés par la dérogation. Surtout, ces lois ont suscité de nombreuses discussions quant à la légitimité de l’utilisation du pouvoir dérogatoire « par anticipation », jugée contraire à l’esprit de la Charte par certains23. D’ailleurs, tant la Saskatchewan24 que l’Ontario25 ont récemment eu recours au pouvoir dérogatoire, non pas en amont, mais pour contrecarrer des jugements déclarant des lois inconstitutionnelles. Pourtant, le recours au pouvoir dérogatoire, dès l’adoption d’une loi, n’est pas proscrit en toutes lettres par la Charte canadienne.

Cette incertitude quant à la portée de la clause dérogatoire a régulièrement invité la doctrine à réclamer, sinon son abrogation, du moins une clarification de ses conditions et limites.

QUEL AVENIR POUR LA CLAUSE DÉROGATOIRE ?
Plusieurs modifications à la clause dérogatoire ont été proposées depuis l’adoption de la Charte. Parmi ces propositions, l’on note:

  • L’augmentation à 60% de la majorité requise pour qu’un législateur puisse invoquer la clause dérogatoire (actuellement une majorité simple)26 ;
  • L’obligation pour le législateur de justifier le recours à la clause227 ;
  • L’interdiction expresse de son utilisation par anticipation28.

Une modification de notre Constitution étant peu probable dans l’avenir proche, on ne peut qu’espérer que la Cour suprême soit amenée à se prononcer à nouveau sur la portée de l’article 33 (peut-être dans le contexte actuel des recours contre les Lois 21 et 96 ). Après tout, notre Constitution n’est-elle pas un « arbre vivant »29?

  1. Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, LQ 2022, c 14.
  2. À noter qu’au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne confère, elle aussi, un pouvoir dérogatoire à l’Assemblée en son article 52. Le présent article n’aborde que son équivalent au fédéral.
  3. Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, feuilles mobiles (Scarborough: Carswell, 1997).
  4. André Binette, « Le pouvoir dérogatoire de l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés et la structure de la Constitution du Canada » (2003) Numéro spécial R du B 107.
  5. Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, p. 875.
  6. Peter W. Hogg, supra note 3. 
  7. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 33 (1). [Charte canadienne]
  8. Ibid, art 2a).
  9. Ibid, art 2b).
  10. Ibid, art 7.
  11. Ibid, art 3.
  12. Ibid, arts 16 à 23.
  13. Ibid, art 33 (1).
  14. Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712.
  15. Charte canadienne, supra note 7, art 33 (2).
  16. Charte canadienne, supra note 7, art 33 (4).
  17. Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, au para 32.
  18. Loi concernant la loi constitutionnelle de 1982, RLRQ, c L-4.2.
  19. Loi sur la laïcité de l’État, RLRQ, c L-0.3.
  20. Ibid, art 34.
  21. Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, LQ 2022, c 14.
  22. Ibid, art 217.
  23. Jacob Serebrin, « Quebec’s use of notwithstanding clause in language law opens constitutional debate », CBC News (29 mai 2022), en ligne: https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/quebec-notwithstanding-clause-constitutional-debate-1.6470091
  24. Loi sur la protection du choix d’école, LS 2018, c 39, art 3 (à la suite du jugement Good Spirit School Division No 204 c. Christ The Teacher Roman Catholic Separate School Division No 212, 2017 SKQB 109).
  25. Loi modifiant la Loi sur le financement des élections, LO 2021, c 31, art 4 (à la suite du jugement Working Families Ontario c. Ontario, 2021 ONSC 4076).
  26. Canada, Shaping Canada’s Future Together: Proposals (Ottawa: Minister of Supply and Services, 1991), en ligne: https://primarydocuments.ca/shaping-canadas-future-together-proposals/
  27. Peter Lougheed, « Why a Notwithstanding Clause? » (1998) Centre for Constitutional Studies, Points of View No. 6, University of Alberta, en ligne: https://www.constitutionalstudies.ca/wp-content/uploads/2020/08/Lougheed.pdf
  28. Ibid.
  29. Edwards c. Canada (Procureur général), [1930] A.C. 124 ; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698, au para 22.