Dépendances aux substances : quels enjeux en milieu de travail?

Il est difficile d’ignorer l’enjeu sociétal majeur que constituent les dépendances aux substances comme l’alcool et les opioïdes1. Déjà en 2013, Statistique Canada rapportait qu’environ 21,6 % des Canadien.ne.s satisfaisaient aux critères associés à un trouble lié à l’utilisation de substances à un moment donné de leur vie2. La consommation importante de substances peut considérablement nuire à la santé mentale, en allant d’un développement de troubles dépressifs ou anxieux jusqu’au développement de troubles graves, comme une psychose ou la schizophrénie3. Il ne fait aucun doute que les dépendances peuvent considérablement affecter les différentes sphères des vies des personnes qui en souffrent. Dans le cadre de cet article, nous nous attarderons plus particulièrement sur l’impact des dépendances en milieu de travail.

Les tribunaux ont reconnu à plusieurs reprises que les dépendances aux substances constituent un handicap au sens de la Charte des droits et libertés de la personne4 (« Charte québécoise »). La Charte québécoise fournit des protections contre la discrimination fondée sur l’un des motifs prévus à son article 10, dont celle fondée sur le handicap5. En milieu de travail, cela implique qu’un employeur a l’obligation d’accommoder un.e salarié.e en situation de handicap, à moins qu’il n’en résulte pour lui une contrainte excessive6. La jurisprudence reconnait majoritairement que cette obligation nait lorsque le (la) salarié.e informe son employeur de l’existence du handicap7. Dès lors, la question se pose de savoir en quoi consiste l’obligation pour un employeur d’accommoder un.e salarié.e dans un tel contexte. Bien qu’il s’agisse d’une question très factuelle, la doctrine8 et la jurisprudence9 s’entendent généralement pour dire que l’employeur doit activement aider le (la) salarié.e à s’en sortir, par exemple en lui suggérant de recourir à un programme d’aide ou de suivre une cure de désintoxication. À ce sujet, l’honorable Marie-France Bich précisait ceci dans une décision arbitrale de 1999 : « l’employeur ne peut donc pas simplement suggérer au salarié de régler lui-même son problème ou attendre passivement que le salarié fasse de lui-même le nécessaire »10. Cette obligation repose sur l’idée qu’une personne souffrant d’un trouble de dépendance a souvent besoin de son entourage pour se réhabiliter. Cette vision des dépendances transparait clairement dans l’extrait suivant de la décision arbitrale Hydro-Québec et Syndicat des employées et employés de métiers d’Hydro-Québec, section locale 150011, à propos de l’alcoolisme : « C’est, pour une bonne part, au fait que l’alcoolisme est une maladie incapacitante et au fait qu’une personne ne peut que très difficilement s’en sortir sans l’aide d’un milieu « supportant » que tient l’obligation pour l’entreprise d’aider son employé à vaincre sa maladie. S’il incombe d’abord au milieu proche du malade d’apporter aide et soutient [sic], il faut bien dire que le milieu de travail ne peut échapper à cette obligation en raison de son importance capitale dans la vie de tout salarié. » Cela dit, l’obligation d’accommodement n’est pas illimitée et s’arrête généralement lorsque le (la) salarié.e fait systématiquement preuve d’une incapacité à contrôler sa dépendance, l’empêchant ainsi de respecter ses obligations12. Elle peut également s’arrêter si le (la) salarié.e refuse tout traitement13. Quoiqu’il en soit, au-delà des réflexions juridiques que peuvent susciter les dépendances, un nombre croissant de chercheur.se.s s’interrogent sur les moyens de contrecarrer les risques d’en développer. L’intervention et la sensibilisation auprès des jeunes constitue l’un des moyens préconisés dans le milieu de la recherche14.
  1. Karine Bertrand et al, « Mémoire collectif – Les visages de la dépendances: pour une société inclusive, diversifiée et innovante » (2021), en ligne : https://iud.quebec/sites/iud/files/media/document/LES%20VISAGES%20DE%20LA%20D%C3%89PENDANCE%20%20pour%20une%20soci%C3%A9t%C3%A9%20inclusive%2C%20diversifi%C3%A9e%20et%20innovante.pdf.
  2. Caryn Pearson, Teresa Janz et Jennifer Ali, « Troubles mentaux et troubles liés à l’utilisation d’une substance au Canada » (2013), Coup d’oeil sur la santé, produit no 82-624-X au catalogue de Statistique Canada (archivé), en ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/82-624-x/2013001/article/11855-fra.htm.
  3. Gouvernement du Canada, « À propos de la consommation de substances », en ligne : https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/dependance-aux-drogues/usage-problematique-substances.html.
  4. Par exemple, en matière d’alcoolisme: Chabot et Société des alcools du Québec, 2019 QCTAT 3431, aux paras 8, 20 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Lapointe) c. Doucet, 1999 CanLII 49 (QC TDP), aux paras 77 à 80 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Vachon) c. Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, 2009 QCTDP 18, aux paras 101 à 120, confirmé en appel: Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, 2012 QCCA 306.
  5. Jean-Yves Brière et al, Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd. (Montréal, Wilson & Lafleur, 2010), para III-107; Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12, art. 10.
  6. Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489.
  7. Par exemple, voir Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1677 et Bécancour (Ville), 2021 CanLII 104713 (QC SAT), au para 102.
  8. Marjolaine Paré et al., « Les dépendances :
    perspectives juridiques » dans Barreau du Québec,
    Service de la formation continue, Développements
    récents en droit du travail en éducation (2022),
    vol. 513, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2022.
  9. Syndicat canadien des communications, de l’énergie
    et du papier, section locale 21 et Tripap inc.,
    Z-99141209, D.T.E. 99T-764, Me Marie-France Bich,
    arbitre, 21 mai 1999.
  10. Ibid.
  11. Hydro-Québec et Syndicat des employées et employés
    de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500,
    AZ-97142030, D.T.E. 97T-485, Me Gilles Corbeil,
    arbitre, 15 février 1997.
  12. Syndicat des métallos, section locale 6131 et
    Glencore Canada corporation mine Matagami,
    2021 CanLII 114133 (QC SAT), au para 38.
  13. Supra, note 8, à la p. 202.
  14. Supra, note 1, à la p. 5.