Manon Estienne
Avocate
Fin 2021, on compte plus de 89 millions de personnes réfugiées ou déplacées dans le monde. Pourtant, aussi bien les gouvernements que l’opinion publique négligent la question de la santé mentale de ces personnes.
S’il y a bien une chose que la pandémie de Covid-19 a exacerbé dans notre société, ce sont les problèmes liés à la santé mentale. Étudiant.e.s, retraité.e.s, travailleur.euse.s essentiel.le.s, travailleur.euse.s au chômage forcé, mère ou père monoparental – nous en oublions sûrement ici – qui n’a pas été épargné ? En effet, confiné.e.s., reclu.e.s, masqué.e.s, isolé.e.s, nous avons tou.te.s subi, à différentes échelles, des conséquences sur notre santé mentale. De plus, nous nous sommes rendu compte que nous étions souvent démunis face à ces problèmes sans forcément savoir vers qui ou quoi se tourner, voir que nous faisions face à un sujet encore un peu trop tabou, tant la question reste toujours timidement abordée. D’ailleurs, en juin 2020, un rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la santé déclarait que la pandémie a aggravé les négligences de longue date et les investissements insuffisants en matière de soins de santé mentale, à un moment où les populations en avaient pourtant le plus besoin1.
Il y a cependant une catégorie de personnes à qui on ne pense pas vraiment quand on parle de santé mentale, tant des problèmes « plus importants » semblent les préoccuper : il s’agit des réfugiés2.
Avant toute chose, on peut penser à leur sécurité, leur hébergement, leur futur, leur intégration, leurs besoins primaires, mais tout oubliant que la santé mentale en est un. Pourtant, il existe plusieurs textes internationaux qui visent à établir et à protéger le droit à la santé mentale des réfugiés. Prenons, par exemple, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui oblige les États à reconnaître que toute personne a le droit de jouir du meilleur état de santé mentale et à prendre les mesures qui s’imposent3. La reconnaissance et la mise en œuvre de ce droit doit se faire sans discrimination quant à la race, l’origine nationale ou toute autre raison – autrement dit, le texte s’applique aussi aux réfugiés4.
La pandémie n’a rien arrangé. En mai 2020, l’UNHCR déclarait que « les conséquences du coronavirus pèsent lourdement sur la santé mentale des réfugiés, des personnes déplacées et des apatrides5 ». Effectivement, en plus des facteurs de risque pré-Covid qui favorisaient ou aggravaient déjà les problèmes de santé mentale chez les réfugiés, la peur de la contamination et les diverses mesures gouvernementales pour limiter la propagation du virus ont fortement amplifiés ces facteurs.
Quels sont d’ailleurs les facteurs de risque qui affectent la santé mentale des réfugiés ? Ils sont multiples et se retrouvent tout le long du parcours migratoire de ces personnes. Pour commencer, il y a les raisons de leurs départs forcés, qui peuvent être liées à un conflit armé, une crise politique et/ou économique, une persécution ethnique ou religieuse, une catastrophe naturelle ou bientôt aux conséquences du changement climatique6. Il n’est nullement nécessaire ici d’expliquer en quoi ces différentes situations peuvent générer du stress, de l’anxiété voire d’importants traumatismes. Durant de leur migration, ces personnes sont également exposées à d’autres facteurs de risque, comme les conditions de leur voyage, notamment si elles doivent se déplacer et traverser des frontières de façon clandestine. Certaines sont exposées à des passeurs peu scrupuleux de leur sécurité7, voir mal intentionnés avec un risque de finir dans le commerce de la traite humaine8.
Mais malheureusement, les facteurs de risque ne s’arrêtent pas à leur transit et se poursuivent après la migration. Effectivement, les personnes fraîchement arrivées à leur destination – ou stoppées en cours de route – peuvent faire face à de mauvaises conditions d’hébergement et de vie9, au racisme, à l’hostilité, aux barrières linguistiques et culturelles, à l’incertitude d’obtenir des permis de séjour, au mal du pays. Des situations plus graves peuvent être aussi vécues par les plus malheureux.euses, comme le fait de subir des abus ou des « détentions administratives ». La liste est longue, mais on comprend que les facteurs de risques ne s’arrêtent après le transit de ces personnes.
Mais d’ailleurs, les États d’accueil ne seraient-ils pas un peu responsables de ces facteurs post-migration ? Posons-nous la question, la politique migratoire de certains États, outre ce que nous venons de citer, ne seraient-elles pas en cause, même partiellement ? Prenons l’exemple de la migration en Europe, où des milliers de personnes tentent de rejoindre ce territoire par la mer. Certaines d’entre elles accostent dans les premières îles grecques, où elles se retrouvent refusées le droit d’asile pour diverses raisons. Elles sont alors envoyées en Turquie, pays qui, suite à un accord d’immigration avec l’UE, a l’obligation d’empêcher « de nouvelles routes migratoires irrégulières depuis son territoire vers l’Europe » – autrement dit, d’empêcher ces personnes de quitter son territoire, le tout en échange de milliards d’euros10. Nous pourrions aussi évoquer la politique américaine de séparer des enfants de leurs parents afin de les détenir dans des centres de détention surpeuplés. Il est aisé de concevoir les impacts néfastes de telles politiques sur la santé mentale des réfugiés.
Mais les États ont failli également ailleurs, à un point où on pourrait parler de laxisme. Nous l’avons certes évoqué plus tôt, mais les moyens financiers et structurels mis dans les services de santé mentale sont largement insuffisants – d’autant plus pour les réfugiés, qui ont le droit d’en bénéficier tout autant.
Que devraient faire les États ? Commencer par s’intéresser davantage à la question, investir et sensibiliser les réfugiés sur les services de santé mentale disponibles. Aussi faut-il s’assurer que ces soins restent abordables et qu’ils soient adaptés aux besoins, car n’oublions pas que le passif souvent traumatisant vécu par certain.e.s. Les services de santé spécifiques pour les réfugiés peuvent aussi nécessiter des interprètes, en raison des barrières linguistiques.
En ajustant les politiques migratoires, combiné à l’apport de moyens suffisants, la santé mentale des réfugiés pourrait alors être améliorée. Cela augmentera l’intégration de ces personnes dans les pays d’accueil et renforcera leur sentiment d’appartenance aux pays qui auront mis à disposition des services adaptés. De surcroît, les pays en tireront plus de bénéfices qu’en ignorant le bien-être mental des populations réfugiées sur leurs territoires.
- United Nations Human Rights: Office of the High Commissioner, « COVID-19 has exacerbated the historical neglect of dignified mental health care, especially for those in institutions» (23 juin 2020), en ligne: https://www.ohchr.org/en/news/2020/06/covid-19-has-exacerbated-historical-neglect-dignified-mental-health-care-especially?LangID=E&NewsID=25988.
- Afin d’alléger le texte, nous ferons référence indistinctement aux personnes déplacées et aux réfugié.e.s sous ce terme
- Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté le 16 décembre 1966, AG res. 2200A (XXI), 21 UN GAOR Supp. (No. 16) à 49, arts. 16-25, ONU Doc. A/6316 (1966), 993 UNTS 3, entrée en vigueur le 3 janvier 1976, art.e 12.–
- Id., art. 2.2.
- UNHCR: The UN Refugee Agency, « UNHCR urges prioritization of mental health support in coronavirus response» (14 mai 2020), en ligne: https://www.unhcr.org/news/press/2020/5/5ebcfd784/unhcr-urges-prioritization-mental-health-support-coronavirus-response.html.
- À voir le cas de l’île de Tuvalu dans le Pacifique.
- Bateaux surpeuplés, traversées de région aride sans connaissance du terrain et sans assez de nourriture et d’eau, voyages entassés dans des camions, etc.
- En 2021, plus de 49 millions de personnes seraient victimes du commerce de la traite humaine, mais la proportion de réfugiées est difficilement quantifiable : National Unies, « Trafic d’êtres humains : 1er ensemble de données de l’OIM reliant victimes et auteurs » (8 décembre 2022), en ligne : https://news.un.org/fr/story/2022/12/1130442.
- Camp de réfugiés, absence de logement et d’accès aux soins de santé, pauvreté, etc.
- Déclaration UE-Turquie, 18 mars 2016, notamment art. 3 et 6.