Le droit criminel et la culture du surmenage

Volet premier – Perspective d’avocat.e.s de la défense

Quelle chance avons-nous de vivre dans un pays où des avocat.e.s acharné.e.s, la vocation aux tripes, mènent un combat sans relâche afin de protéger notre droit de vivre de manière libre et intègre. Eh bien cher.e.s collègues, je n’userai pas de ma plus belle plume pour vous révéler ce qui suit : LES AVOCAT.E.S DE LA DÉFENSE SONT À BOUT ! J’espère que ces majuscules que je vous hurle à la figure m’ont permis de capter votre attention.

Moment de confession. Mes deux plus grandes passions sont la pratique du droit criminel en défense ainsi que Leonardo DiCaprio dans son rôle de Jack dans Titanic. C’est avec grand désarroi que j’ai récemment découvert que mes deux passions avaient un point majeur en commun, soit qu’aucun canot de sauvetage n’avait été prévu pour elles. Nous voilà ainsi, avocat.e.s de la défense, à bord d’un noble et gigantesque paquebot qui navigue beaucoup trop rapidement depuis l’arrêt Jordan, qui a percuté de plein fouet l’iceberg COVID et qui malheureusement se fiche de la possibilité que l’on sombre, tel Jack, stalactites au nez, dans les eaux profondes et glacées de l’océan juridique.

Allégorie nautique à part, ce texte traitera d’un sujet aussi sérieux que dense : La santé mentale chez les avocat.e.s de la défense.

Alors commençons par le début. Tentons de déstigmatiser le sujet et agissons selon les sages paroles du plus grand conquérant de l’Antiquité, Alexandre le Grand: « Montrez vos blessures, je montrerai les miennes ».

Dans le cadre de cet article, deux avocates criminalistes ont accepté de vous dévoiler leurs blessures, la première est Me Nellie Benoit et la seconde, qui a préféré taire son nom, sera rebaptisée *Éloïse. Toutes deux ont fait appel au Programme d’aide aux membres du Barreau du Québec (PAMBA) afin de pouvoir bénéficier gratuitement des services d’un psychologue. Loin de moi l’idée d’insinuer qu’un tel service puisse résoudre vos difficultés professionnelles, par contre, parler de manière confidentielle à un.e professionnel.le peut certainement aider à se garder les narines hors de l’eau.

Donc voici quelques questions auxquelles elles ont accepté de répondre :

DEPUIS COMBIEN DE TEMPS ÊTES-VOUS DANS LA PROFESSION ?
Éloïse  Un peu plus de 5 ans.
Nellie  Depuis 22 ans.

COMMENT VIVEZ-VOUS VOTRE PRATIQUE EN DROIT CRIMINEL ?
Éloïse  C’est éprouvant et passionnant. J’adore ma job, mais je peux comprendre que ce ne soit pas pour tout le monde, notamment car les conditions de travail sont très rudes.
Nellie  Depuis quelques années, plus précisément depuis l’arrêt Jordan, pas très bien. Je dirais même pas bien du tout.

DANS QUELLES CIRCONSTANCES AVEZ-VOUS FAIT APPEL À LA PAMBA ?
Éloïse  Dans un contexte d’épuisement professionnel.
Nellie  J’ai vécu un épuisement professionnel en plein milieu d’un procès devant jury qui a duré près de 6 mois.

Ce procès a commencé suite à plus de 6 mois d’audition de requêtes préliminaires. Donc, grosso modo, nous avons procédé en continu pendant un an et ce, sans que la Cour nous donne le temps de bien préparer le dossier – à moins de travailler 7 jours sur 7, matin-midi-soir… ce que j’ai dû faire. Je ne désirais pas abandonner mon client en cessant de le représenter. J’ai donc appelé à l’aide afin de me permettre de trouver des outils qui m’aideraient à finir le procès.

DE QUELLE MANIÈRE SE MANIFESTENT VOS SYMPTÔMES ?
Éloïse  Difficulté à me concentrer et à m’endormir, impossibilité
« physique » à me rendre au bureau, perte de motivation.
Nellie  Crises d’angoisse, fatigue extrême, perte de motivation.

AVEZ-VOUS IDENTIFIÉ DES DÉCLENCHEURS EN PARTICULIER DANS VOTRE PRATIQUE ?
SI OUI, QUELS SONT CES DÉCLENCHEURS ?
Éloïse  Responsabilités sérieuses, agenda rempli, surcharge de travail, délais et autres impératifs. Mais surtout, les délais très serrés, le mépris de certain.es intervenant.es judiciaires et leur manque de reconnaissance. Les confrontations inutiles sur des points qui n’ont pas à être litigieux.
Nellie  ABSOLUMENT!!! LE déclencheur est l’imposition d’un horaire inhumain par certain.e.s magistrat.e.s.

Depuis l’arrêt Jordan, je ressens de plus en plus une pression de devoir travailler 7 jours sur 7, matin, midi et soir. C’est la seule façon de bien représenter un.e accusé.e avec les horaires qui nous sont imposés. C’est impossible de maintenir une telle cadence à long terme. On fini par craquer, ce qui m’est arrivé.

Je ne sens pas que ma réalité, le fait que j’ai une vie à l’extérieur du travail, soit un facteur pris en compte par certain.e.s magistrat.e.s. J’ai vraiment l’impression que certain.e.s magistrat.e.s ne sont aucunement préoccupé.e.s par mon bien-être. J’ai souvent ressenti que l’agenda de la Cour était plus important que ma santé physique et mentale.

ÊTES-VOUS À L’AISE DE PARLER DE VOTRE SANTÉ MENTALE AVEC VOS COLLÈGUES DE TRAVAIL ?
Éloïse  Oui. Mon milieu de travail au bureau est propice à ce genre d’ouverture, ce n’est pas toujours la même chose avec les collègues hors du bureau par contre, mais une bonne partie est réceptive.
Nellie  Oui! Les gens à qui j’ai parlé ont réagi immédiatement. Ils ont été fort compréhensifs et m’ont tout de suite orienté au bon endroit.

PENSEZ-VOUS QUE LE SYSTÈME DE JUSTICE EST RESPECTUEUX ENVERS VOTRE SANTÉ MENTALE ?
Éloïse  Absolument pas. Si les juges et les procureur.e.s étaient considérés comme des collègues de travail au sens de la loi, on pourrait clairement se plaindre contre un grand nombre de personnes pour harcèlement psychologique au travail!

Exemples : des procureur.e.s qui ricanent lorsqu’on parle, rient lorsqu’on mentionne l’impact de certains gestes sur la santé mentale des avocat.e.s, le nombre d’avocates qui se font rabrouer par des juges pour des demandes de remises pour congé de maternité, les juges qui suggèrent aux client.e.s de changer d’avocat.e.s pour aller plus vite quand leur avocat.e est en congé parental, la pression sur la défense pour des délais toujours serrés, dire à un juge qu’on ne peut pas à une date X pour la remise du dossier, car on a un procès déjà fixé, et se faire dire par le ou la juge qu’on a juste à prendre moins de dossiers, le mépris de certain.e.s procureur.e.s qui nous associent à nos client.e.s ou nous traitent comme des personnes de caste inférieure. Également, le mépris lié à l’aide juridique – exemple l’aide juridique qui me dit que ce n’est pas son problème si la magistrature m’impose certains impératifs et donc qu’elle ne va pas payer pour des débours qu’on m’impose. L’aide juridique qui refuse des demandes de dépassements d’honoraires, car ce n’est pas à eux de pallier aux manquements des tarifs de l’aide juridique et qu’on a juste à accepter de le faire pro bono. Les tribunaux de leur côté qui refusent des remises alors qu’on n’a pas encore le mandat, ou l’autorisation de l’aide juridique pour obtenir une expertise, etc.

Il y a d’innombrables situations où il y a des affronts clairs et/ou des micro-agressions qui s’accumulent et nous épuisent.

EN CONCLUSION, AVEZ-VOUS UN MESSAGE QUE VOUS SOUHAITERIEZ PASSER AUX MEMBRES DE LA PROFESSION  ?
Éloïse  Nous devrions travailler ensemble et dans le respect. La défense, la poursuite, la magistrature : nous sommes tous.tes essentiel.le.s pour assurer que le système de justice fonctionne rondement et que les droits soient respectés. Ce serait bien de le sentir au jour le jour.
Nellie  Il faut trouver une solution. Laquelle ? Je ne sais pas. Une chose est claire, si rien ne change, les avocat.e.s de la défense vont tous tomber malades et/ou changer de profession. Ou encore pire, mal représenter leur client.e.

Et vous, comment vivez-vous votre pratique ? Pensez-vous à des solutions pour améliorer la situation ? N’hésitez pas à nous écrire pour nous partager vos pensées & témoignages.