État, société, droit et Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français

D’entrée de jeu, le titre du projet de loi n° 96 annonçait déjà la couleur de ses dispositions. La langue officielle est celle de l’État, des lois et de l’administration. La langue s’impose à la province et aux entités publiques. Le concept est simple à comprendre. La langue commune est la langue d’échange entre les individus, la langue utilisée dans l’espace public et la langue d’échange entre les différents groupes. Ce dernier concept est moins clair quant à sa portée, alors que le projet de loi impose une normativité sociale. Certaines questions sociétales et juridiques se posent alors à juste titre.

Cette loi1 a provoqué beaucoup de débats, de commentaires et d’inquiétudes. Sous couvert de la protection de la langue française au Québec, cette loi tentaculaire aborde la direction des entreprises, des écoles, des universités, de la santé, de l’administration et même de la justice. Elle exerce une mainmise sur une panoplie d’activités individuelles dans notre société à travers les groupements privés ou publics.

Politiquement, c’est un projet de repli sur soi, d’isolement et d’exclusion au Québec qui vise à distinguer cette province du modèle bilingue canadien. Le Québec s’arroge le droit d’intervenir dans les affaires intérieures des autres provinces en visant les communautés francophones hors Québec et en particulier le Nouveau-Brunswick en nommant expressément les Acadien.ne.s. Envers les autres provinces, c’est un projet interventionniste. Il faut imaginer la réaction des dirigeants du Nouveau-Brunswick en entendant que le Québec doit jouer un rôle de premier plan auprès des Acadien.ne.s francophones qui n’habitent pourtant pas au Québec2.

Selon cette loi, le français est la langue commune au Québec, donc la langue de la communauté québécoise. Veut-on dire à travers cette loi que les non-francophones sont exclus de la communauté nationale ? Pourtant, des groupes non-francophones sont établis sur la terre de l’actuel Québec depuis des millénaires pour certains, depuis des centaines d’années pour d’autres et depuis des dizaines d’années pour d’autres encore. Chacun de ces groupes a contribué à l’histoire commune du Québec, écrite par l’entrecroisement des différentes cultures. La reconnaissance que cette loi leur porte n’est pas à la hauteur des attentes et en dépit de l’actuel préambule de la loi C-11, la Charte de la langue française.

Au niveau de la langue, c’est justement l’intégration des héritages français, anglais et autochtones qui donne la saveur québécoise au français parlé. Au niveau juridique, c’est l’interaction entre droit civil et Common Law qui donne sa spécificité au Québec. Ajoutons que la loi change le nom du « ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion » en « ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration ». Le ton est donné aux immigrant.e.s : choisissez le français, l’exclusion ou une autre province. Quels sont les effets de cette loi en pratique ? Il est impossible de prévoir l’avenir.

Un des effets facilement constatables de cette loi est de créer une différence de traitement injustifiable entre les anglophones vivant dans une municipalité anglophone et ayant des règlements en français et en anglais, et les anglophones vivants dans une municipalité francophone ayant des règlements uniquement en français. Les premiers ont une meilleure compréhension des règles dans leur langue natale, alors que les seconds n’auront pas le même luxe. La loi impose aussi une charge indue sur les municipalités anglophones qui doivent adopter des résolutions pour garder leur statut anglophone sur simple avis de l’Office québécois de la langue française (OQLF)3. Cette loi semble entrer en contradiction avec certains articles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel le Canada et le Québec ont adhéré. Il s’agit principalement des articles 26, protégeant l’égalité devant la loi, et 27, protégeant les droits culturels et linguistiques des minorités4.

En ce qui concerne notre communauté professionnelle, la loi peut-elle s’appliquer pleinement ? L’OQLF est le surveillant de l’application de cette loi. Nous le constatons à l’article 111 qui modifie les dispositions de la Charte de la langue française relatives aux pouvoirs d’enquête de l’OQLF, qui en acquière de nouveaux. Nos obligations déontologiques, notamment le secret professionnel, pourraient s’avérer un obstacle insurmontable à toute enquête ou communication d’informations. L’accès à des informations relatives à l’organisation d’un cabinet, présentes dans différentes communications internes de l’entreprise, est bien susceptible de dévoiler des informations sur les moyens investis et sur le mode opératoire d’un cabinet. Ensuite, l’article 142 du projet de loi crée une nouvelle catégorie d’actes dérogatoires à la dignité de la profession à l’article du Code des professions qui sanctionne l’usurpation de titre dans ce Code5. De plus, notre profession est inhéremment libérale et nous donne une grande marge pour accepter ou pour refuser des mandats. La logique de cet article est absente puisque la discrimination en fonction de la langue est déjà sanctionnable selon la Charte des droits et libertés de la personne. Cette entorse douloureuse à notre liberté professionnelle est inacceptable. Aussi, l’article 21 du projet de loi oblige l’ordre professionnel à communiquer en français avec l’ensemble ou une partie de ses membres, en plus de restreindre son droit de répondre en anglais à un membre en particulier. Ceci semble en contradiction l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui garantit la liberté d’expression « par tout moyen de son choix »6.

L’ironie de cette loi ne nous échappe pas. Dans ses dispositions, elle aborde le sujet de la protection des droits fondamentaux prévus dans la Charte de la langue française alors qu’elle piétine elle-même d’autres droits fondamentaux7. La loi prévoit aussi une dérogation à l’application des Chartes des droits fondamentaux au Québec et au Canada, rendant la contestation de cette loi plus difficile, moins pragmatique et plus théorique. Tout ce débat qui amène autant de considérations laborieuses aurait tout simplement pu être évité si ces Chartes n’ouvraient pas elles-mêmes la possibilité de dérogation aux droits de l’Homme qu’elles incluent. La précarité juridique qu’elles créent ne sera réglée qu’avec la restriction des clauses dérogatoires. En l’état actuel du droit, d’un côté des valeurs sont élevées en droits fondamentaux, et de l’autre côté, l’État se réserve le droit de ne pas les appliquer. Le rempart que ces chartes constituent possède malheureusement une énorme porte arrière belle et bien ouverte. Il ne reste que la vigilance de notre société et de nos associations pour la garder.

  1. Le projet de loi a été adopté par l’Assemblée nationale, mais le texte final de la loi n’est pas encore publié au moment où cet article est rédigé. Dans cet article, la référence sera faite aux dispositions du projet de loi par souci d’exactitude.
  2. Voir l’article 19 du projet de loi qui ajoute l’article 29.5 à la Charte de la langue française : « Dans ses actions à l’étranger, l’Administration promeut et valorise le français. Elle en fait de même dans ses actions au Canada où elle doit jouer un rôle de premier plan auprès des communautés francophones et acadienne ».
  3. Voir l’article 19 du projet de loi qui intègre les articles 29.1 à 29.4 à la Charte de la langue française.
  4. Voir aussi Observation générale No 31, La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte (Quatre-vingtième session), U.N. Doc. HRI/GEN/1/Rev.7 (2004), ainsi que la constatation adoptée par le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies CCPR/C/130/D/3593/2019.
  5. Voir l’article 9 du Code des professions, RLRQ c C-26.
  6. Voir note de bas de page numéro 4.
  7. Voir le préambule du projet de loi et l’article 133 du projet de loi qui remplace l’article 189 de la Charte de la langue française.